l’article de Médiapart ; Un film pour dire que la victoire syndicale est possible
Posté par cgtchapelledarblayupm le 2 janvier 2024
Un film pour dire que la victoire syndicale est possible
« L’Usine, le Bon, la Brute et le Truand »
sort au cinéma mercredi 3 janvier. La réalisatrice Marianne Lère-Laffitte y suit un
détonnant trio d’élus du personnel qui tentent tout pour faire redémarrer
la papeterie Chapelle Darblay, la seule usine de papier journal recyclé de France, devenue
un symbole du combat pour la réindustrialisation.
Dan Israel – 2 janvier 2024 à 14h40
Quand la caméra s’avance vers les imposants murs de tôle et de béton, puis quand elle dépeint, longuement, les immenses machines à l’arrêt, silencieuses, elle filme un symbole. Fondée en 1928, l’usine Chapelle Darblay, près de Rouen (Seine-Maritime), était la seule usine en France à fabriquer du papier journal 100 % recyclé.
Elle s’est arrêtée en juin 2020, quand son propriétaire de l’époque, le groupe finlandais UPM, a décidé qu’elle n’était pas suffisamment rentable et a licencié les 217 salarié·es. Pendant plusieurs mois, l’usine a été menacée d’être rasée pour être transformée en site de production d’hydrogène. Elle devrait finalement redémarrer sous la houlette d’un consortium monté pour l’occasion par les français Veolia et Fibre Excellence.
Entre-temps, Chapelle Darblay est devenue l’emblème d’une lutte combinant social et écologie, menée par une toute petite poignée de représentants du personnel accompagnés par le collectif Plus jamais ça (devenu l’Alliance écologique et sociale) qui rassemble des syndicats et plusieurs ONG comme Greenpeace, Attac et Oxfam.
C’est ce combat que raconte, sur une durée resserrée (1 h 15), le documentaire de Marianne Lère-Laffitte : L’Usine, le Bon, la Brute et le Truand, qui sort au cinéma mercredi 3 janvier. « Il y a des films qui sont miraculeux, celui-là en fait partie,raconte la réalisatrice, productrice chevronnée et déjà autrice d’un diptyque sur le travail pour Arte. Dès que je suis arrivée sur le site, j’ai vu un film : le lieu est très cinématographique et impressionnant. C’est le génie humain incarné dans ces machines. Et les trois personnages que j’avais devant moi formaient un attelage parfait. Même en écrivant une fiction je n’aurais pas pu faire mieux. »
Pendant un an, de mai 2021 à juin 2022, le documentaire colle aux basques du détonnant trio d’élus du personnel qui s’activent sur l’immense site désert pour faire aboutir une solution de reprise qui, à terme, permettra de faire revivre l’usine et de réembaucher au moins 200 personnes.
Cyril Briffault, 46 ans, imposant de carrure et fin d’esprit, est le délégué syndical CGT grande gueule de l’usine.
Plus fluet mais tout aussi vif, Julien Sénécal, 39 ans, est le secrétaire du comité social et économique (CSE), lui aussi adhérent CGT et surtout représentant de la troisième génération travaillant sur place : ses deux parents et son grand-père y étaient salarié·es avant lui.
Enfin, Arnaud Dauxerre (52 ans) n’a pas le profil. Engagé sans étiquette depuis la fermeture d’une première ligne de production en 2014, ce cadre,fils d’ingénieur, assume son « côté mec de droite » dans un univers professionnel où 50 % des salarié·es étaient adhérent·es CGT. Lui qui travaillait dans les bureaux, surnommés « Versailles » par les ouvriers, a franchi la ligne invisible pour aller s’installer au « Kremlin », du nom moqueur donné par la direction au petit local en préfabriqué du CSE.
La complicité des trois hommes, pudiquement masquée sous les surnoms et les piques vachardes, tout comme leur force combinée font une bonne partie du sel du documentaire. « C’est un film sur l’intelligence collective et sur la fraternité…
Trois hommes qui décident de combiner leur culture et leurs différences », dit la réalisatrice. Ravie d’avoir cassé l’image du cégétiste brutal et pas très malin, elle décrit « des ouvriers papetiers qui ont des conversations de haut niveau avec les plus hauts représentants de l’État, avec des réflexions remarquables ».
Plus prosaïque, Cyril Briffault se marre : « On nous appelait “les trois connards”. » Le film aurait même pu s’appeler « L’usine et les trois connards »… Et on comprend les sueurs froides que le trio a dû causer aux dirigeants de l’entreprise face à eux. Le délégué syndical a d’abord conditionné la signature du plan de licenciement par la CGT au fait que le propriétaire de l’usine s’engage à maintenir le site en l’état pendant un an. Les trois compères ont ensuite obtenu que l’inspection du travail impose leur maintien en poste pendant deux ans, le temps de peaufiner leur projet de reprise. Argument écologiste
Avec l’appui de la CGT, ils ont ensuite déroulé un solide business plan pour montrer que leur projet était viable, puis démarché les industriels un par un et, enfin, négocié avec la métropole de Rouen et son président socialiste Nicolas Mayer Rossignol pour qu’elle préempte et rachète le site avant de le revendre au tandem Veolia-Fibre Excellence. Sans compter les discussions avec les représentant·es des ministères de l’économie et de l’industrie.
Mediapart avait relayé ce parcours du combattant. « Pendant deux ans cela a été un jeu de poker, considère Arnaud Dauxerre. Et ce film va faire comprendre aux gens que la résignation n’est pas une solution.
Lorsqu’un employeur décide de fermer un site, aujourd’hui, cette décision peut être remise en question, et plus seulement sur le thème des indemnités de départ. » L’argument écologiste sous-tendant la reprise est plus que d’actualité :
comment s’opposer à la réouverture du seul lieu de fabrication de papier journal recyclé capable, quand il fonctionne à plein, de traiter les rebuts triés de papier et de carton d’une population de 24 millions de personnes ? Pour l’heure, la France les envoie en Allemagne… Le film fait une place aux travailleurs de la fonderie SAM en Aveyron et à ceux de GM&S dans la Creuse, représentants des sous-traitants de l’automobile et acteurs de luttes à l’issue moins réjouissante.
Du début à la fin, il montre combien le combat repose sur les syndicalistes eux-mêmes. Quand, après avoir donné leur accord de principe pour la reprise, les deux industriels français ne parviennent pas à finaliser un accord à Noël 2021, c’est Cyril Briffault qui décroche son téléphone, échange longuement avec les représentants des deux entreprises et sort le projet de l’impasse.
Quant à Arnaud Dauxerre, qui avait représenté son entreprise dans le syndicat professionnel de la papeterie, il a permis à tous les acteurs de parler la même langue. Tout en découvrant la grande souplesse idéologique de certains, par exemple le cabinet EY Consulting : « Au moment où ils disaient aux salariés que notre industrie était morte, qu’il n’y avait plus de marché et qu’il fallait fermer, ils expliquaient à la fédération professionnelle que c’était un marché porteur. Avec des slides avec les mêmes polices de caractère, les mêmes photos… »
Marianne Lère-Laffitte n’en fait pas mystère, elle considère son film « comme une arme ».
Et il a déjà fait la preuve concrète de son efficacité. Car la reprise de Chapelle Darblay est encore loin d’être finalisée. Après l’annonce en grande pompe, en mai 2022, de l’issue favorable (qui donne lieu à l’une des meilleures scènes du film où les vainqueurs du jour partent littéralement à la recherche des clés ouvrant les portes de l’usine, qui avaient été bouclées par l’ancien propriétaire),Veolia et Fibre Excellence ont laissé le projet en friche pendant de longs mois.
Les industriels n’ont annoncé la finalisation de leur accord que le 20 décembre.
Nul doute que le poids de l’avant-première à Rouen le 23 novembre, en présence de Nicolas Mayer-Rossignol, de la dirigeante de la CGT Sophie Binet et de son prédécesseur, Philippe Martinez – qui apparaît largement à la manœuvre dans le film – a joué.
Et que la date de sortie du documentaire a aussi pesé. « On a utilisé cette date pour donner une date butoir à Bercy et aux différents acteurs, glisse Cyril Briffault. Pour nous, le film est un beau témoignage, pour d’autres, c’est une épée de Damoclès qui les force à bouger. »
Le film a aussi été diffusé à l’Assemblée nationale, et les ouvriers papetiers attendent un vrai soutien politique de la part de l’État,resté jusqu’alors bien timide. Les besoins financiers sont en effet énormes : il faut trouver 270 millions d’euros dont au moins 70 millions pour lancer réellement la réouverture de l’usine, qui n’est pas envisageable avant 2026, voire 2027.
Il sera alors temps de réfléchir à l’embauche des nouveaux membres du personnel. Des ancien·nes auront sans doute envie de répondre présent·es, même si personne ne sait encore comment reprendre sereinement son poste après une interruption de quatre ou cinq ans au cours de laquelle d’autres boulots ont été exercé. Et certain·es seront à la retraite d’ici là. « Comment cela se passera-t-il concrètement ?
L’État sera-t-il présent pour assurer la transmission du savoir-faire ?, interroge la réalisatrice. J’aimerais beaucoup filmer la suite. » D’autant, appuie-t-elle, que savoir qu’un nouveau film est en cours « pourrait pousser les repreneurs à aller jusqu’au bout de leur démarche ». Du cinéma comme outil de transformation du réel.
Dan Israel
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